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FRANÇOISE BEAUGUION
Photographe
Autrice
Coordinatrice du projet éditorial solidaire

Un autre Monde 

UN SALAFISTE

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« Je suis salafiste. 

Mon père est salafiste. 

Mon grand-père. 

J’ai deux mères. 

Et deux femmes. 

Viens. »

 

 

Le Caire. Les voiles noirs tombent sur les corps épais des femmes. Je vois leurs formes. Je regarde leurs lourdes poitrines tomber et devine leurs fesses déborder. Entre elles, tout se mélange en un ensemble indistinct, comme la brume du lever du jour, entre chien et loup. On commence à entrevoir la vie, mais pas tout à fait, pas encore.

La voix trahit l’une d’elles, ses sourcils grisonnent, c’est la mère. La mère avec un regard aimant d’une mère. Je les embrasse, chacune quatre fois, sans jamais effleurer leurs joues. Seul le contact rêche du tissu atteint ma peau. Je tente de les reconnaître, je suis un peu perdue quand je les vois me sourire. Elles me sourient, j’en suis sûre, elles n’étouffent pas. Je les regarde alors m’accueillir sans les voir.

 

Je suis venue en métro. Ce matin, j’ai pris le métro, comme souvent. Sur les quais, les familles se sont déversées de tous les côtés pour attendre le train quotidien. Une alarme a retenti tel un réveil annonçant l’arrivée du métro et à l’ouverture des portes, les femmes se sont entassées dans le wagon des femmes sans laisser aux autres la chance de pouvoir descendre. Ça s’est bousculé, cogné, énervé. Voilées pour l’ensemble, de couleur pour beaucoup, les filles se maintenaient les unes balancées contre les autres. Les niqabs, on les voit, de plus en plus. Des ombres noires se sont imposées, des regards puissants, doux ou envoûtants, des yeux vivants partout.

Mais ce matin, quand j’ai pris le métro, une femme était là, serrée contre moi. Comme pour les autres, j’ai cherché son regard. Mais je ne l’ai jamais trouvé. J’ai imaginé alors en cet instant une scène absurde, où l’on tourne autour d’une personne sans jamais trouver le visage : seul le dos me faisait face. Le tissu trop épais n’offrait aucune ouverture, aucun espace de survie. Elle était seule, à l’aveugle, telle une morte.

 

Les femmes me tournent autour, m’embrassent, m’accueillent et je comprends enfin. Je comprends mon attirance pour leurs corps cachés tout comme ma répulsion face à celui de la femme du métro. Je n’avais jamais su expliquer mon intérêt pour les femmes sous le voile intégral. C’est une curiosité de longue date. J’ai d’abord pensé au drapé, au jeu avec le vent, j’ai pensé aux formes. J’ai pensé à la disparition visible des corps ou à l’uniformisation d’une communauté, à la systématisation, à la répétition du même corps. À présent, les femmes sont là avec moi dans cette pièce sans nom et je comprends enfin. Ce sont leurs yeux, isolés, visibles et qui voient. C’est un regard. Le reste n’a pas d’importance : seuls les yeux comptent vraiment. Oui, je comprends désormais pourquoi je suis bien avec elles.

 

Les trois femmes s’installent sur le canapé, évitant avec soin d’empiéter, en s’asseyant, sur le tissu noir de l’autre. Elles ne croisent pas les jambes et restent droites, les mains posées sur les cuisses. Elles ne bougent plus. Je pense un peu aux momies coincées dans leurs sarcophages. Elles me regardent quand je leur fais face, seule sur ma chaise. Elles sont belles. Et comme souvent, je m’étonne de ma présence. La situation m’apparaît bien ridicule. Je suis venue photographier des salafistes qui sourient ou qui rient, des êtres humains en somme, et je me retrouve là, devant ces femmes sans bouche. Je n’avais pensé qu’aux hommes, bien sûr. J’imaginais une série de portraits barbus riant à pleines dents. J’avais expliqué le projet à Mohamed, un jeune business man comme il y en a tant ici. L’idée lui plaisait, il voulait m’aider.

Pourtant, c’est bien lui qui m’a amené vers elles. Que faire maintenant, à part sourire moi-même ?

 

La mère est au milieu, entre elles. Et elles, ce sont ses deux femmes. L’une est simplement plus grande que l’autre et l’autre un peu plus forte peut-être, les paupières sont maquillées. Elles se ressemblent tellement. Mohamed me présente comme photographe luttant contre la mauvaise image des salafistes en Europe. Il met en avant l’utilité de mon projet, il dit qu'il est important que les occidentaux sachent la vérité. Son discours me gêne terriblement : je ne suis pas venue faire de la propagande. Que dire ? Oui. Non. Je ne dis rien.

Elles semblent attentives. Elles acquiescent. Ont-elles la liberté de penser autrement? Je les dévisage songeuse. Vient ensuite le moment de les connaître individuellement. Mohamed me les pré- sente... Et se trompe. Dès la première femme, il s’emmêle. Comme j’aimerais rire de ce moment! Mais j’ai trop peur de la tristesse qui suivra, forcément, c’est si terrible de confondre sa femme avec sa mère. La scène est bien trop ridicule pour être réelle. Un caricaturiste n’en voudrait pas. L’air tombe du climatiseur sur le carrelage gris de la pièce et se mélange à une vieille odeur de tabac. C’est une odeur désagréable. Mohamed rit encore de son erreur, son visage se déforme presque de honte puis se détend. Nous commençons par un thé bien chaud dans le silence de la pièce.

 

La femme assise sur la gauche du canapé s’appelle Dalia. C’est sa première femme. En réalité, ce n’est pas vraiment la première, mais la deuxième. Mohamed s’est déjà marié une fois avant, mais le divorce a vite été une évidence. C’était il y a longtemps. Dalia est alors la première de ses deux femmes présentes aujourd’hui. La toute première ne comptait pas, pas vraiment. A droite, je devine sa seconde épouse, Fatima, la plus grande. Ils se sont mariés il y a seulement un an, un an après le mariage avec Dalia. Les trois jeunes mariés se montrent heureux dans leurs mariages. Assises de part et d’autre de la belle-mère, les épouses semblent s’apprécier, elles rient, se taquinent. Dalia n’est pas jalouse, Fatima non plus. Et la mère, elle, s’amuse entre les chamailleries. Je ne comprends pas, je ne comprends pas du tout. Je n’accepte pas la polygamie, je ne tolère pas la dépendance d’une femme à l’égard d'un homme, je ne supporte pas la soumission. Tout ceci me fait horreur.

 

Je les photographie alors. Elles me sourient dans le noir. Tout est normal.

[…]

La suite dans la revue Les Temps Modernes n°692 : https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2013-3.htm

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